Le migrant, l’ennemi à abattre. Quel que soit le pays ou le continent. Qu’il soit de première, de deuxième ou de nième génération. Il est le bouc émissaire de tous les malheurs. Des épidémies sanitaires à la crise de l’emploi. L’idée de cet article sur l’apartheid migratoire m’est venue en me baladant dans le quartier résidentiel et commercial de Rosebank à la banlieue de Johannesburg en début d’année. C’était au cours d’une action de monitoring sur la situation des migrants ouest africains vivant en Afrique du Sud. Le contraste est saisissant entre Rosebank, où habite ce nouveau mélange de genre qu’est la nouvelle bourgeoisie sud africaine, et les ghettos de migrants dans le township d’Alexandra. J’étais loin de me douter que quelques semaines après ce voyage, une déferlante xénophobe s’abattrait sur ces hommes et femmes dont le crime est de vouloir vivre et travailler en Afrique du Sud. L’occasion de la journée internationale contre les discriminations raciales[1] me permet de revenir sur ce que j’ai vu et entendu des migrants dans cette ville complexe de Johannesburg. De décrire surtout ces nouveaux murs, visibles comme invisibles, de plus en plus épais, érigés à l’intérieur du continent africain et au-delà, à l’encontre des populations migrantes.
Du travailleur migrant au migrant économique
La dizaine de jours passée à Johannesburg m’a permis de rencontrer des migrants venant aussi bien d’Afrique de l’Ouest, de l’Est, du centre que de l’Afrique australe. La première communauté ouest africaine en Afrique du Sud est sans surprise nigériane suivi des Ghanéens, des Sénégalais et des Ivoiriens. Bien que le nombre de Nigérians en Afrique du Sud soit largement inférieur selon les statistiques onusiennes aux migrants britanniques vivant en Afrique du Sud (17000 Nigérians contre 318000 Britanniques), ces derniers concentrent, avec les autres communautés migrantes venant d’Afrique australe, la majeure partie des incriminations de la population sud-africaine. Comme dans tous les pays, les migrants sont présentés comme des personnes se livrant au deal de la drogue, à la prostitution, au vol et à tous les petits délits imaginables. Steve, originaire du Nigéria, qui m’a permis de découvrir le Township d’Alexandra, est chauffeur dans une petite société privée de transport. En sa compagnie, j’ai pu ainsi déambuler auprès des siens dans les taudis et découvrir des histoires humaines qui font de la migration une école de la vie.
Ils sont vendeurs ambulants, chauffeurs. Ils tiennent des buvettes, sont des agents de sécurité, gardent des voitures dans les parkings, travaillent sur les chantiers de construction. Ils s’investissent chaque jour dans la ville de Johannesburg pour gagner leur pain. Chinyere exerce comme coiffeuse dans le Township. Elle a émigré de Port Harcourt, au sud du Nigéria, et, refusant de rejoindre l’Europe comme d’autres de ses amies, a préféré tenter sa chance sur le continent. Elle a été prise en charge à son arrivée par la communauté nigériane. « Ici c’est ta communauté qui t’aide d’abord à t’intégrer, car c’est difficile, si tu n’as pas de conseils et les bons papiers, d’avoir accès à tous les services sociaux ». Elle ne s’attendait pas à un tel accueil de la part de ses frères et sœurs sud-africains. Pour elle, le plus dur n’est pas de gagner son pain quotidien mais de vivre avec la peur au ventre de se voir à tout moment agressée ou rackettée parce qu’on est un migrant. Elle vit actuellement en situation illégale, non pas parce qu’elle ne veut pas se régulariser mais parce que les services d’immigration sud-africains ne lui facilitent pas cette tâche.
Arthur, un Camerounais, me confirme la même chose: son dossier pour le renouvellement du permis de séjour vient d’être refusé pour la deuxième fois par le « Home Affairs[2] » à cause, cette fois-ci, de fautes constatées dans le contrat de bail de son logement. La première fois, c’était à cause de l’absence de carnet de vaccination. Interprète bilingue, il travaillait pour une agence qui finalement a été obligée de mettre fin à son contrat à cause des complications bureaucratiques et des charges imposées par l’administration sud-africaine aux employeurs pour accorder un permis de séjour à leurs travailleurs migrants. Chaque nouvelle demande était une aventure en soi car il n’était pas tenu compte des anciens permis de séjours dont le migrant avait bénéficié. Arthur a quitté Douala voici neuf ans pour des études d’économie en Afrique du Sud. Il avait trouvé un job étudiant de serveur avant de s’orienter comme interprète au sein de son ancienne agence. Il essaie maintenant de travailler comme interprète indépendant mais pour ne pas être dans l’illégalité, il lui faut un permis de séjour que ne lui donnent pas les services d’immigration. Et pour cause, Arthur représente à leurs yeux un migrant économique.
Il faut donner à l’Union Européenne le mérite, non seulement de montrer l’exemple dans la promotion de politiques migratoires sécuritaires mais surtout d’avoir aidé à transformer durablement les terminologies liées à la migration partout dans le monde! Ainsi « les travailleurs migrants » dont le statut et la protection ont été sanctifiés par une convention des Nations Unies se retrouvent aujourd’hui appelés « migrants économiques » un peu partout dans le monde. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, le recours aux travailleurs migrants était la norme pour les exploiter dans les mines d’or, de diamants et dans l’industrie. Les Afrikaners[3] préféraient les travailleurs migrants pour éviter d’avoir affaire à des travailleurs noirs sud-africains activistes de l’African National Congress[4] (ANC). L’ANC, dans sa lutte contre l’apartheid, avait souvent recours au sabotage de l’industrie comme moyen de lutte. La fin de l’apartheid et la nécessité dans laquelle se retrouvèrent les nouveaux gouvernants de faciliter l’accès à l’emploi des noirs sud-africains, exclus majoritairement du marché du travail jusqu’alors, va amener au développement de politiques de discriminations positives à leur endroit dans toutes les entreprises et particulièrement dans l’industrie minière.
La naissance d’une nouvelle classe moyenne en Afrique du Sud avec l’accès aux richesses nationales des noirs va également amener à un recours plus massif aux travailleuses domestiques venant du Zimbabwe, du Lesotho, de la Swaziland, de Namibie, du Botswana ou du Mozambique. La forte demande en la matière encourage une forte immigration illégale venant des pays voisins. Mais loin d’assurer à ces nouvelles vagues de migration un traitement légal par une législation adaptée, l’Afrique du Sud opta pour un contrôle accentué de la migration et, à l’image de l’Europe, intensifia la lutte contre les « migrants économiques ». Le besoin économique de travailleurs migrants se faisant toujours sentir dans le secteur des mines ou dans les grandes plantations agricoles, cette politique migratoire sécuritaire, loin de dissuader l’arrivée des migrants, renforce plutôt l’entrée en Afrique du Sud par des voies clandestines. Notamment via le Limpopo, un fleuve infesté de crocodiles qui sert de frontières entre l’Afrique du Sud et le Zimbabwe ou par le biais de réseaux de transporteurs routiers qui sont devenus par un changement terminologique des « trafiquants ». La situation d’illégalité accroit l’exploitation de ces travailleurs migrants au niveau des emplois domestiques, dans la construction, par les sociétés de sécurité, les sociétés minières et dans les métiers agricoles. Cela les oblige à des horaires de travail des plus longs, en contrepartie de bas salaires. Dans un pays où règne l’une des plus puissantes centrales syndicales d’Afrique, The Congress of South African Trade Union (COSATU), la concurrence que représentent les travailleurs migrants en situation illégale par rapport aux nationaux, a vite amené à l’amplification des agressions xénophobes à leur endroit.
La vague xénophobe
Le processus de mise en concurrence dans les secteurs miniers, industriels et de la construction des travailleurs migrants, rendus illégaux par des politiques migratoires restrictives, avec les travailleurs nationaux n’est pas le propre de l’Afrique du Sud. Ni d’ailleurs la vague xénophobe qui déferle aussi bien du Nord au Sud du continent africain qu’au-delà. Mais la particularité sud-africaine qui choque et interpelle les consciences est l’ampleur prise depuis des années par la violence xénophobe de noirs à l’endroit d’autres noirs. « Pourquoi les migrants noirs et non pas les migrants blancs ? ». Margaret, chercheuse à l’Université de Witwatersrand et originaire du Zimbabwe, me confia lors de nos échanges que l’apartheid, bien qu’ayant disparu, a laissé un stigmate profond dans la conscience noire sud-africaine de la puissance de la population blanche. Ainsi, bien que des Pakistanais, des Indiens, des Chinois et des Européens de différentes nationalités, soient tout autant en situation illégale, ils ne sont jamais poursuivis par la déferlante xénophobe populaire.
Une autre question qui me hantait, à l’écoute de tous les témoignages que me confiaient les migrants africains, était de savoir si le peuple sud-africain se considérait membre de l’Union Africaine et revendiquait sa vision panafricaniste. Ce fut à Lucien, un autre universitaire, de m’en donner la réponse. Venu de l’est de la République Démocratique du Congo, Lucien a pu s’installer en Afrique du Sud, suite à l’obtention d’un statut de réfugié, après mille et une difficultés. Parallèlement à son travail de gardien de parking, il a pu entamer des études universitaires et, grâce à une bourse, a poursuivi une formation doctorale pour officier maintenant en tant qu’enseignant chercheur. Lucien m’a fait comprendre que la classe moyenne sud-africaine a plus le regard tourné vers l’Occident ou les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) que vers le continent. Par contre, le continent africain est vu comme un grand marché par les hommes d’affaire sud-africains et c’est ce qui oriente les positionnements du gouvernement sud-africain.
Lucien me parla du rôle joué par les entreprises minières sud-africaines dans les guerres successives dans l’est congolais, et de la forte présence sur le continent des entreprises évoluant dans les télécommunications comme MTN et DSTV. Pour lui, le passage de Mme Dlamini-Zuma à la tête de l’Union Africaine, avec les résultats que l’on sait[5], n’avait pour objectif que de renforcer la présence économique sud-africaine sur le continent. Ainsi, la vision panafricaniste sud-africaine est une vision tout aussi prédatrice que la vision des puissances colonisatrices pour capter le plus possible des ressources du continent africain tout en refusant ses travailleurs migrants. A la lumière de ces explications, on peut donc comprendre aisément pourquoi dans certains pays africains, des appels ont été lancés pour un boycott des entreprises et produits sud-africains en réponse à la vague xénophobe. Fort malheureusement, face à cette situation préoccupante, aussi bien en Afrique que dans le monde, aucune institution au niveau continental comme international ne semble faire le poids pour arrêter la déferlante xénophobe en croissante progression.
Le Global Compact[6] : l’ultime solution
Un fait paradoxal au niveau africain est que les deux pays qui ont le plus marqué l’actualité de la migration ces derniers mois sur le continent par des actes xénophobes à l’endroit des migrants noirs, à savoir l’Afrique du Sud et l’Algérie, font partie des pays les plus influents au niveau de l’Union Africaine. On comprend alors les réticences de cette institution à prendre des positions claires condamnant cette montée xénophobe dans toutes les régions du continent. Que ce soit en Angola, au Gabon, en Ethiopie, au Soudan, au Niger, au Maroc ou en Libye, la chasse aux migrants africains ou leur utilisation comme monnaie d’échange dans les négociations avec le voisin européen est devenue systématique. L’institution du contrôle migratoire et de la lutte contre le trafic des migrants comme conditionnalités de l’aide publique au développement européen sont venus renforcer la mauvaise perception de la migration africaine en terre africaine. L’influence des politiques migratoires sécuritaires instituées sur le continent sur la montée des actes xénophobes ne fait aucun doute. Ce qui, à n’en point douter, vient défier la volonté de l’Union Africaine d’aller vers une libre circulation sur le continent. Bien que ce projet tienne tant au cœur de nombreux citoyens sur le continent, son opposition avec les politiques actuelles de nombreux pays africains fait craindre son endiguement.
Il ne reste pour beaucoup d’acteurs de la société civile que l’espoir de voir surgir un nouveau pacte mondial sur la migration où la réaffirmation du droit à la libre circulation et des droits des travailleurs migrants mette fin aux politiques migratoires xénophobes qui s’étendent sur la planète. Plus que jamais les citoyens au Nord et au Sud de la planète sont à un tournant historique pour faire de la mobilité un droit pour tous et de la migration humaine une opportunité quel que soit l’espace. Le défi nous revient de mobiliser, d’informer et de plaider pour que les Etats puissent avoir des positions courageuses lors des négociations prochaines sur le pacte mondial pour une migration sûre et ne se laissent entrainer par les esprits haineux qui gangrènent le débat national dans les pays. L’avenir sera à la libre circulation et au vivre ensemble ou ne sera pas. Il faut qu’on se le dise pour que les populations acceptent à jamais que nos sociétés seront pour toujours multiculturelles.
(Article écrit par Samir ABI, Secrétaire Permanent de l’Observatoire Ouest Africain des Migrations)
[1] Célébré le 21 mars de chaque année, http://www.un.org/fr/events/racialdiscriminationday/
[2] Le Home Affairs est le département administratif sud africain en charge des questions de l’immigration.
[3] Afrikaners désigne les blancs sud africains. A l’époque de l’apartheid les Afrikaners qui étaient minoritaires avaient tous les pouvoirs en main en Afrique du Sud et s’opposaient à la participation politique de la majorité noire.
[4] Le parti politique au pouvoir en Afrique du Sud depuis les premières élections post – apartheid en 1994.
[5] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/01/27/mme-dlamini-zuma-et-l-union-africaine-chronique-d-un-rendez-vous-manque_5070121_3212.html
[6] The Global Compact on Safe, orderly and regular migration : Le Pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière est une initiative lancée par les Nations Unies le 19 septembre 2016 pour répondre aux défis que posent la migration aux Etats. Le processus de négociation de ce pacte sera lancé en 2017 pour aboutir à l’adoption du pacte en 2018.